«Nous nous trouvons à un tournant décisif»

Fuente: 
La Presse
Fecha de publicación: 
07 Ene 2013

Naziha Rjiba, alias Om Zied, respectée aussi bien par ses admirateurs que par ses détracteurs.  En 1988, alors que tout le monde faisait plus ou moins allégeance à Ben Ali, elle écrit un article très dur à l’égard du nouveau régime.
Depuis, elle milite sans relâche pour que tout le monde dans ce pays puisse s’exprimer librement, sans qu’il soit menacé par une quelconque autorité.
Elle a créé le CPR aux côtés de Moncef Marzouki en 2001, parti qu’elle a finalement quitté, disant qu’elle ne le reconnaît plus.
Aujourd’hui, avec une belle brochette de personnalités de la société civile, Om Zied vient de fonder une association qu’elle a appelée «Vigilance».
Dans cet entretien, elle nous livre ses impressions par rapport à la transition démocratique en cours, n’hésitant pas à égratigner ceux qui, à son avis, sont complètement étrangers à la révolution.

Aujourd’hui, vous considérez-vous comme opposante au pouvoir en place ?
Je ne sais pas si c’est le mot qu’il faut employer, mais je suis plutôt critique, car l’opposition suppose qu’il y ait une démocratie en place et une vie politique organisée, j’essaie d’améliorer les choses et de poser des entraves à ce qui se trame contre la transition démocratique.

Aux côtés de plusieurs figures de la société civile, vous avez récemment créé une association que vous avez appelée «Vigilance», pouvez-vous nous en dire plus ?
«Vigilance» est une idée qui m’est venue suite à une observation de ce qui se passe autour de nous et qui nécessite une réelle vigilance car nous remarquons que le processus démocratique est menacé par certaines tendances qui veulent islamiser plus ou moins la vie politique et puis nous remarquons qu’il est également menacé par la violence (qui menace d’ailleurs l’Etat lui-même) et suite à ces constatation, nous avons fondé cette association afin de promouvoir une vigilance citoyenne et un suivi très serré des mouvances politiques.
Nous considérons que nous sommes dans un tournant décisif  et dangereux. Donc il faut rester éveillé et ne pas décrocher de la chose publique, nous avons constaté une certaine lassitude chez les citoyens vis-à-vis du processus démocratique et même de la révolution, nous ne voulons pas que cet état d’esprit s’installe, car il ne faut pas oublier que le rôle des citoyens est d’entraver toute tentative de détournement de la révolution, du processus démocratique et de l’Etat civil.
C’est vrai que dans le projet, il est question de faire un suivi de ce qui se passe dans les mosquées et qui a trait à la chose publique, mais nous ne sommes pas les seuls, même le ministre des Affaires religieuses est d’accord pour éloigner les mosquées des enjeux partisans.

Avec une telle association, ne pensez-vous pas que vous alimentez encore plus la psychose autour de la montée de l’extrémisme religieux, alors que la Tunisie, n’a pas besoin en ce moment de nouvelles crises ?
A votre avis, il faudrait laisser les extrémistes religieux  et les ligues de protection de la révolution faire ce qu’ils veulent ?
Il se peut que nous soyons exposés à certaines attaques et nous serons prêts à répliquer de façon civique.
Ce n’est pas parce qu’il y a une marche violente sur la Tunisie que les Tunisiens libres doivent rester les bras croisés, c’est un risque que nous prenons.
Mais entendons-nous bien que « Vigilance » n’est pas dirigée contre les islamistes, les menaces contre l’Etat civil peuvent être militaires, policières, nationalistes, ou d’extrême gauche, aujourd’hui il se trouve que la menace est islamiste

Le ministre des Affaires religieuses a récemment déclaré devant l’ANC que mise à part la propagande politique pour tel ou tel parti, il n’est pas question d’interdire aux imams de parler de la vie publique et de donner leur avis dans les prêches, partagez-vous cette opinion ?
Que monsieur le ministre ne se croie pas plus intelligent que les Tunisiens, je reconnais là le double langage nahdaoui, car entendons-nous bien, ce ministre est nahdhaoui même s’il se déclare indépendant.
Dieu a dit dans le Saint Coran « Dans des maisons [des mosquées] qu’Allah a permis que l’on élève, et où son  nom  est invoqué; le glorifiant en elles matin et après-midi» (Sourate La Lumière). C’est la seule mission de la mosquée, l’imam n’est ni économiste ni sociologue, il pourra cependant parler d’éthique et montrer aux gens la voie du comment vivre ensemble, mais s’il commence à toucher à la chose politique, alors nous nous y opposerons, nous signalerons les abus afin de mettre les autorités publiques devant leurs responsabilités.

De récents évènements font état de l’existence d’une réelle menace d’Al-Qaïda (ou d’autres groupuscules proches), êtes-vous inquiète de l’éventuel déclenchement d’un cycle de violence terroriste ?
Oui, il y a déjà des prémices, mais nous pouvons dire que c’est un petit peu normal lorsque nous voyons le chaos en Libye et peut-être est-ce aussi en relation avec ce qui se passe au Mali.
Nous croyons qu’avec une politique d’ouverture et en même temps une politique de protection de nos frontières, mais si Al-Qaïda constate qu’elle a des adeptes qui brandissent leurs linceuls en direct à la télévision ou qui possèdent des armes, elle se croira en terrain conquis et continuera à percer.
Ennahdha est laxiste par rapport au salafisme violent, et se retrouve finalement prise dans son propre piège.

On annonce un remaniement ministériel au plus tard le 14 Janvier, quel est votre souhait quant à ce remaniement ? Et est-ce selon vous suffisant pour apaiser les tensions politiques et sociales ?
J’ai vécu l’époque Bourguiba et Ben Ali, les remaniements étaient des pilules censées calmer les esprits et donner d’autres motifs d’attentes et malheureusement, certains tombent dans le piège.
Je dis que ce n’est pas la bonne politique pour apaiser les esprits. Oui le gouvernement doit être remanié car il a en grande partie échoué, et le nombre de ministres doit être réduit, car les ministres nous reviennent trop chers.
Par ailleurs, les ministères de souveraineté doivent être éloignés des enjeux partisans.
Mais le remaniement ministériel doit être accompagné d’un agenda précis dans le temps pour aller vers des élections libres et démocratiques.

On dit que vous êtes ministrable. Les observateurs ont constaté que vos critiques à l’égard du gouvernement sont plus constructives comme on dit et moins véhémentes. Ceci explique cela ?!
Moins véhémentes ? Peut-être parce que j’ai déclaré il y a quelque temps que je suis contre les éradicateurs de tous bords (les islamistes et les autres).
Théoriquement, oui, je suis ministrable et je serais un bon ministre de l’Education nationale, mais si on me le proposait, je refuserais, j’ai d’autres projets pour le moment.
Mais peut-être qu’un jour, je me présenterai aux élections législatives, parce qu’au sein d’un parlement, je pense qu’on continue à être militant des droits de l’Homme.

A plusieurs reprises vous avez critiqué l’acharnement du parti Ennahdha à garder le pouvoir, dans le même temps, vous avez déclaré lors d’un séminaire, que certains progressistes ont soutenu (par leur silence) Ben Ali dans sa répression des   islamistes. Ne pensez-vous pas que l’attitude du parti au pouvoir est la conséquence de ce manque de confiance entre islamistes et progressistes ?
Ecoutez, à partir du moment où on se dit démocrate, il ne faut plus s’inspirer des tendances dictatoriales ou des éradicateurs.
Les progressistes ont certainement une grande part de responsabilité dans cet état des choses.
Peut-être que les Nahdhouis ont beaucoup de ressentiment par rapport à l’époque Ben Ali, mais ils ne doivent pas profiter du mandat délivré par le peuple pour régler leurs comptes personnels.

Vous avez déclaré dans une vidéo que la Tunisie se trouvait «entre le marteau des islamistes et l’enclume du RCD», quelle serait l’alternative si vous considériez les deux plus grands partis (selon les sondages d’opinions) Ennahdha et Nida Tounès comme des dangers pour la Tunisie ?
Je crois que la Tunisie de demain mérite beaucoup mieux que ce duel Ennahdha – Nida Tounès.
Ces deux partis sont tous les deux avides de pouvoir, pas assez démocrates et surtout passéistes.
La Tunisie d’après la révolution a beaucoup d’autres choix, la surdimension d’Ennahdha  vient du fait d’une utilisation malsaine de la religion et que la surdimension de Nida Tounès trouve son origine dans la puissance de l’argent et des médias.
Pour moi, deux bulles, étrangères à la révolution, doivent revenir à des dimensions plus raisonnables.
L’équilibre n’a pas changé depuis la dictature, la force du pouvoir vient de la faiblesse de l’opposition.
Les progressistes doivent laisser de côté leur ego et mieux s’organiser, c’est pour cela que j’appelle avec insistance à une grande coalition des tendances démocratiques et je rêve même d’un «bloc historique» qui réunirait tout ce qu’il y a de mieux dans tout ce qui existe, ceux-là doivent se réunir pour sauver la révolution et faire réussir le processus démocratique.

En 2001, vous avez fait partie des membres fondateurs du CPR, aujourd’hui c’est un parti qui vous est complètement étranger ? Vos compagnons de route tels que Mohamed Abbou ou le président de la République Moncef Marzouki, ont-ils à ce point changé de cap ?
Le CPR d’aujourd’hui défend les ligues de protection de la révolution, il est soupçonné de posséder des milices, moi je ne reconnais plus ce parti-là, le CPR que j’ai connu de 2001 jusqu’à la révolution, militait pour la libération de la volonté de l’être humain et pour le respect des principes de la République.
Avec Moncef Marzouki et Mohammed Abbou, nous ne sommes plus sur la même longueur d’onde politique, moi en tout cas, je n’ai pas changé.
L’exercice du pouvoir change les personnes, ils ont peut-être des contraintes que je n’ai pas.
Le jeune Ayoub Messaoudi qui est revenu en Tunisie pour servir la révolution vient d’être condamné à un an de prison avec sursis avec privation de tous ses droits civiques, parce qu’il a défendu la présidence contre le dépassement qui a été fait par le ministre de la Défense, et le parti auquel il a cru et le président qu’il a défendu restent silencieux vis-à-vis de cette affaire.

Et Sihème Ben Sedrine, avec qui vous avez fondé Kalima en 2000, reste-t-elle fidèle à ses convictions, selon vous ?
Une précision tout d’abord, je l’ai rejointe à Kalima, c’est elle qui a créé Kalima, je n’ai pas le droit de juger Sihème.
Nous ne sommes pas l’une contre l’autre, elle a choisi la voie de la justice transitionnelle et j’ai choisi la voie de la contestation, mais ce n’est pas un reproche, c’est simplement une question de choix

Vous faites partie du comité de soutien de Ayoub Messaoudi, jugé selon vous pour ses opinions. Lorsque vous voyez cette affaire et lorsque vous voyez le nombre de procès intentés à tort et à travers par un certain avocat, sentez-vous que la Tunisie reste un pays dans lequel il est déconseillé de donner son opinion ?
C’est ce qu’on veut ! Mais il ne faut pas accepter ce conseil, il ne faut pas hésiter à donner son avis.
C’est vrai qu’il y a des campagnes qui visent à faire peur ceux qui veulent s’exprimer librement et des procès qui sont intentés pour servir d’exemples.
Je vous ai dit, nous nous trouvons dans un tournant décisif, et dans ce genre de tournants, il y a ce genre de piège qu’il ne faut pas tomber dedans.
Moi, je crois beaucoup aux nouveaux militants, aux jeunes, dans tous les domaines, qui doivent prendre le risque de dire non.
Aujourd’hui, nous avons la liberté et c’est très difficile de nous la confisquer

Après 30 années de militantisme, n’êtes-vous pas fatiguée ?
Nous n’avons pas le droit d’être fatigués quand nous défendons nos idées, même si parfois la tendance ne suit pas, mais il faut persévérer.
Et puis je ne suis pas la seule, je ne suis pas Jeanne D’arc, je suis simplement une agitatrice.
Je serais bien dans un bureau chauffé ou climatisé selon la saison, mais j’ai fait mon choix.

Etes-vous optimiste pour l’avenir ?
Oui, je suis obligée d’être optimiste, la liberté, nous allons l’avoir, peut-être qu’il y aura des hauts et des bas, mais je reste confiante.
Ni Ennahdha, ni Nida Tounès ne pourront confisquer la liberté d’expression acquise par les Tunisiens.